Les Désarçonnés

« Chaque matin, dans la fin de la nuit, mal éveillé, le cœur soulevé, malheureux, j’avançais le plus lentement que je pouvais, penché en avant contre le vent, la main droite tenant le vieux cartable en cuir de ma mère, acquis à Boston, dans les années trente, traînant les pieds, cheminant dans les décombres jusqu’au lycée en ruines, grimpant sur les ruines, cherchant des merveilles à chaque fois imprévisibles, faisant fuir les mouettes, les freux, les mulots, les araignées, les rats, contournant les murs éventrés, piétinant les gravats. Il resta plus de maisons et d’églises debout à Guernica, petite ville de Biscaye, en mai 1937 que dans le port du Havre, en 1944. Nous étions trois frères. Le pistolet à plomb noir, c’était mon frère aîné, le pistolet à plomb transparent, moi, le pistolet à plomb rouge, c’était mon petit frère. Nous dormions dans la même chambre dans un immeuble neuf de Perret dressé au milieu d’un immense champ de ruines, de déblais, de déconstructions, de reconstructions, au terme desquelles on voyait la mer. On ne voyait que les cheminées et le pont supérieur des grands paquebots qui revenaient des Amériques et qui faisaient mugir leurs sirènes, attendant les remorqueurs qui devaient les entrer dans le port en tirant sur leurs câbles avant de les amarrer aux épaisses bittes des quais de pierre qui dataient du roi Louis XIII. On appelait ces remorqueurs des abeilles. »

Pascal QUIGNARD, Les Désarçonnés, Dernier royaume VII ©Grasset, 2012, p. 32.



Lieux : Étape 15 - Port. Lycée.
Quartier : Thiers
Epoque : XXe > 1944
Genre : Essais
Edition : Grasset


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