Quai de l’oubli

« Il remonta lentement le grand escalier qui reliait la plage au boulevard […] Parvenu sur le trottoir, il contempla durant quelques secondes la grande demeure de brique rouge, flanquée de prétentieuses tourelles, qui trônait de l’autre côté du trottoir. Là, derrière les baies vitrées, sous une verrière peuplée de plantes gigantesques, un vieillard n’en finissait pas d’agoniser. L’un des grands hommes du Havre. Il y a quelques semaines, pour son anniversaire, les personnalités avaient rendu un hommage officiel à l’écrivain engagé à l’ancien ‘homme en colère’ qui, jadis, dédaignait tous les honneurs. Mais qu’y pouvait-il aujourd’hui ? Les photos, publiées dans la presse, l’avaient effrayé. Il y a peu de temps encore, l’homme avait belle allure avec son crâne rasé à la prussienne, ses joues rondes et lisses, et ce maintien volontiers rigide qui défiait le poids des ans. Depuis, l’inflexible avait plié. […]
La villa du grand homme était la plus belle du front de mer. Les autres s’alignaient dans un désolant capharnaüm architectural. »

Philippe HUET, Quai de l’oubli©Albin Michel 1992. Citation extraite du volume Le Livre de Poche, pp. 13-14.